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Le calice en cristal

« Imaginez que vous ayez devant vous un flacon de vin. Pour cette démonstration imaginaire, munissez-vous de votre plus grand cru d’un rouge chatoyant. On pose deux verres devant vous. L’un est en or massif, décoré des motifs les plus raffinés. L’autre est en cristal pur, fin et transparent comme une bulle de savon. Versez et buvez ; et, selon le verre que vous choisirez, je saurai vraiment si vous êtes un connaisseur de vin. Si vous n’avez aucune connaissance du vin d’une façon ou d’une autre, vous voudrez boire la substance dans un verre extrêmement coûteux ; mais si vous êtes un membre de cette tribu en voie de disparition que sont les amateurs de grands crus, vous choisirez le cristal, parce qu’en lui tout est calculé pour révéler plutôt que cacher la belle chose qu’il a été conçu pour contenir.

Suivez-moi dans cette métaphore prolixe et parfumée ; car vous constaterez que presque toutes les vertus du verre à vin parfait peuvent être mises en parallèle avec la typographie. Il y a cette longue et mince tige empêchant les traces de doigts sur le calice. Pourquoi ? Parce qu’aucun voile ne doit venir entre vos yeux et le cœur ardent du liquide. Les marges des livres n’ont-elles pas cette qualité similaire d’éviter aux doigts de salir la page ? Autre chose : le verre est incolore ou au plus faiblement teinté, parce que le connaisseur juge en partie le vin par sa couleur et est vigilant quant à tout ce qui peut modifier son apparence.

[…]

Il n’y a rien de simple ou d’ennuyeux dans la réalisation d’une page transparente. L’ostentation de mauvais goût est deux fois plus facile que la discipline. Quand vous vous rendrez compte que la typographie laide ne s’efface jamais, vous serez capables de capturer la beauté comme les hommes sages capturent le bonheur en aspirant à autre chose. Le « typographe-acrobate » apprend l’inconstance des hommes riches qui ont horreur de lire. Retenir son souffle au-dessus des empâtements et des espacements n’est pas pour eux, ils n’apprécieront pas votre interlettrage sophistiqué. Personne, en-dehors des autres designers, n’appréciera la moitié de votre habileté. Mais vous pouvez passez des années infinies d’expérimentation heureuse à concevoir la coupe cristalline qui soit digne de recueillir le millésime de l’esprit humain. »

Béatrice Warde, 1932




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